Rayon frais

Photo

par @FrancoisChe

Skyporn : Chaque jour, il photographie le même paysage et le publie sur Instagram

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Vous êtes peut-être déjà abonné à son compte. Quotidiennement, ce « vélotafeur » à la recherche de la lumière parfaite fait un stop sur le pont de Tolbiac à Paris, pour shooter au format carré. Lui, c'est Laurent Abadjian, directeur de la photo dans un média culturel (Télérama, pour ne pas le citer). Nous lui avons posé quelques questions, pour en savoir plus sur ce dispositif, hyper addictif.

Le projet photographique a démarré le 24 février 2014. Comment est-il né ?
Le projet, si toutefois on peut l'appeler comme ça est né le lendemain de la première photo postée, puis le jour d'après et les jours suivants. Je ne l'ai pas conçu au départ comme une chronique quotidienne d'un paysage familier. En fait, j'ai commencé à photographier du pont bien avant de poster la première image. J'ai cherché l'endroit idéal. Je passais par ce pont le matin en allant au boulot, le soir en rentrant et parfois dans la journée. A pied ou en vélo. Je m'arrêtait souvent pour faire une image. Il m'arrivait de remonter les quais en vélo en rentrant les soirs d'été, notamment quand la lumière descend, et de faire des images sur chaque pont en pédalant comme un dingue entre les ponts pour avoir le point de vue idéal et la lumière parfaite.

Finalement, ton choix s'est porté sur le pont de Tolbiac...
De jour en jour, je me suis rendu compte que cet endroit était plus efficace pour que les cheminées se détachent. Il est simple, dégagé, avec un minimum d'interférences extérieures, du type voitures garées, passants... ce qui m'a rapidement fasciné. C'est un paysage sans charme particulier qui laisse respirer, donne à voir le ciel donc chaque matin n'est pas tout à fait le même. Instagram glorifie l'instant, je ne fais que prolonger un peu plus cet instant, en l'inscrivant dans une autre durée que le 125 ème de seconde quotidien.

« Il m'arrive de pédaler comme un dingue entre les ponts pour avoir le point de vue idéal et la lumière parfaite. »

Quelles sont les qualités intrinsèques de ce « spot » ?
Je suis sûr d'y passer tous les jours, à pied ou en vélo, de ne déranger personne en faisant une photo et de n'être pas dérangé non plus. Que le paysage, à cet endroit, s'ouvre sur l'Est, le soleil qui se lève, la banlieue, l'usine d'incinération d'ordures dont les cheminées donnent la direction du vent... De plus, l'état du ciel qui dit le temps qu'il fait, la lumière qui dit la clarté et peu d'éléments extérieurs pour venir troubler le bel agencement de ce paysage urbain dans lequel la nature, par le ciel et par le fleuve, continue à être présente.

Une photo publiée par @laurentabadjian le

A travers cet exercice : chaque jour, le même sujet, sensiblement à la même heure... Que cherches-tu à montrer ?
Rien de spécial. Si ce n'est qu'une photo est la combinaison d'un espace et d'un moment, et que chaque moment est un peu différent du précédent. J'aime assez cette notion d'imperfection et de recherche impossible de l'image idéale qui serait celle que je ferai demain. C'est une pause et je suis très content que des gens parfois très loin de Paris puissent, quand ils allument leur téléphone, voir de la petite fenêtre d'Instagram un paysage qui leur est désormais quotidien. C'est le principe des webcams postées dans plusieurs endroits du monde. Peut-être et sans doute est-ce cela qui m'a influencé. Par ailleurs, l'idée de l'heure est dictée en partie par mes horaires de travail mais cette unité de temps, de lieu et d'action m'intéresse. Je ne poste jamais de photos faites le soir ou l'après-midi, même s'il m'arrive d'en faire. Par ailleurs quelque soit l'heure à laquelle je passe sur le pont le matin, je m'arrête et je prends le temps, (deux minutes, rarement plus ndlr) de faire la photo.

As-tu un souvenir précis ou une anecdote marquante au sujet de l'une de ces photos ?
Rien que de très banal... Je prends les quais à partir du pont Alexandre III et il m'arrive alors de scruter le ciel ou le fleuve pour voir la lumière et de foncer parce qu'un espoir d'une lumière plus séduisante, d'un soleil à la Turner ou d'un soleil rond et parfait, voilé mais détaché, se profile à l'horizon. Souvent l'effort est inutile et le bel équilibre rêvé est tombé à l'eau à mon arrivée, en sueur, au pont de Tolbiac. Par contre, il arrive que des gens qui me suivent postent une image du pont quand je suis en vacances. Je les découvre avec plaisir et le prend comme un hommage.

« Il arrive que des gens qui me suivent postent une image du pont quand je suis en vacances. »

Quels sont les clichés qui obtiennent le plus de petits coeurs rouges ?
Les images qui ont le plus de succès, gardons la tête froide, font entre 10 et 40 like. Sans surprise, ce sont les plus spectaculaires : avec un grand soleil ou un brouillard épais. Mais les temps gris et pluvieux ont ma préférence...

Dans un entretien sur France Inter, Depardon a surpris son monde, en déclarant qu'il « trouvait ça bien que tout le monde fasse des photos » et qu'il utilisait lui-même son téléphone portable pour faire des selfies. Un avis tranché sur le sujet ?
il n'y a plus d'aristocratie de la photographie. D'un côté, les images des professionnels, belles et séduisantes, et de l'autre celles des amateurs, moches et mal cadrées. Il y a des regards. J'ai chez moi plusieurs ouvrages de photographies d'amateurs, pas ceux qui prétendent égaler les professionnels, non, les anonymes dont le charme des photos nait souvent de la spontanéité, d'une époque, d'un pays, d'une sensualité, d'un amour, d'une convention répétée, d'un jeu, de ratages, d'univers, de tendresse, d'intimité... Beaucoup de ces ouvrages sont venus de collection retrouvées au hasard des brocantes ou des vides greniers et donnent à voir un monde disparu au travers du regard d'un de ses acteurs. il y dit sa vérité et cette vérité souvent me touche, m'amuse et me donne à voir avec un plaisir que je retrouve chez beaucoup de photographes plus connus. Je suis abonné sur Instagram à des gens qui exhument ces images des Etats-Unis dans les années 70 ou d'Angleterre des années 50 ou 80... Je les découvre avec un immense plaisir.

Plus d'images ici : instagram.com/laurentabadjian

Une photo publiée par @laurentabadjian le

Propos recueillis par François Chevalier