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Thavius Beck : Résurrection

Quatre années se sont écoulées depuis la sortie de Thru sur l’anciennement prolifique label Mush Records. Pendant ce long intermède, Thavius Ajabu Beck se l’est joué plutôt discret, travaillant à plusieurs reprises avec ses potes Saul Williams et Subtitle ou produisant l’intégralité de Yesterday, Today, and Tomorrow, l’excellent disque de K-The-I ???.
Aujourd’hui, le rappeur producteur sort enfin de l’ombre avec un troisième album qui devrait le projeter sur le devant de la scène. Et oui, Dialogue paraît chez Big Dada, l’écurie hip-hop de Ninja Tune.

Street Tease : Pas trop nerveux avant la sortie de ton nouvel album ?
Thavius Beck : Je suis à la fois un peu anxieux et super excité en attendant les retours sur mon nouvel album. Je suis vraiment impatient de voir ce que la presse et les fans vont en penser. J’ai l’impression que c’est le meilleur album que j’ai fait jusqu’ici. J’aurai pu me sentir plus nerveux si le disque ne représentait pas ce que je voulais, mais je le sens vraiment bien et j’ai envie que les gens l’écoutent.
Ce disque s’appelle Dialogue. Pourquoi ?
Je l’ai appelé Dialogue car c’est le premier album que je fais où je rappe sur toutes les chansons. J’avais des choses à dire, à faire sortir de ma poitrine. C’est en fait une discussion entre moi-même et les auditeurs à propos des maladies actuelles du monde moderne, mais aussi mes propres luttes dans ce monde malade.
Combien de temps as-tu travaillé dessus ?
J’ai écris et enregistré l’intégralité de l’album en quelques mois, cependant ça m’a pris beaucoup plus de temps de trouver la bonne personne pour tout mixer et obtenir la sonorité que je désirais. Presque un an après avoir commencé l’album, il est arrivé un moment où les deux labels Mush et Big Dada et moi-même avons été satisfait du résultat.
Est-ce que le processus d’enregistrement a été différent par rapport à tes anciens disques ?
La principale différence, c’est que j’ai du créer des chansons qui fonctionneraient à la fois pour un MC mais aussi en instrumental. J’ai fait en sorte de fabriquer des beats qui pourraient s’écouter au moins trois minutes sans paroles. Alors les beats sont un peu plus catchy, plus accrocheurs, et j’ai fait de mon mieux pour réaliser des chansons assez courtes afin que les gens ne s’ennuient pas. Je préfère que quelqu’un écoute une chanson de 3 minutes et en veuille plus plutôt qu’une chanson de 5 minutes qu’il zapperait au bout de 3 minutes parce que ça l’ennuierait.

"Dialogue m’a permis de ne pas tout garder en moi. Il est toujours préférable de sortir ces émotions d’une façon saine. C’est ce qui m’est arrivé, ça m’a guéri."

Tu as dit dans une interview que l’écriture de les paroles, et que la musique en général, a un aspect thérapeutique pour toi. Dans quel sens ?
J’ai un peu l’impression d’être quelqu’un qui vit sur une sorte de grand huit des émotions, plutôt qu’être une personne qui enfouirait tout ce qu’elle ressent. J’aime délivrer ces émotions à travers mes beats et mes lyrics. Cet album a donc été particulièrement thérapeutique pour moi parce qu’il m’est arrivé pas mal de choses à l’époque : rompre avec ma copine avec qui j’étais depuis plus de 10 ans, avoir 30 ans et réfléchir sur ma propre vie et ma contribution à la société, regarder le monde comme une véritable entité.
Du coup le disque a été la chance parfaite de recracher tout ce que j’avais en moi, en plus je trouve que c’est un medium vraiment intéressant puisque d’autres peuvent l’expérimenter. Et surtout, Dialogue m’a permis de ne pas tout garder en moi. Il est toujours préférable de sortir ces émotions d’une façon saine. C’est ce qui m’est arrivé, ça m’a guéri.
Tu as produis quasiment tout l’album, et les productions sonnent puissamment électroniques. Qu’est ce qui t’as inspiré ?
J’ai toujours été inspiré par la musique électronique. Quand l’IDM a explosé, j’ai particulièrement aimé les travaux de Squarepusher, Aphex Twin et Chris Clark. Par contre ça fait longtemps que je ne les ai pas écouté. Le Grime a également été une grande influence avec des artistes comme Wiley, Dizzee Rascal, Kano. Étrangement je ne pense pas à ces influences quand je créé des beats, du moins consciemment. Je réfléchis à ce qui serait le plus accessible sans plomber mon style de productions. En fait, la musique électronique a dû influencer mon subconscient.
Comment ça se passe quand tu créés un beat ?
J’ai des tonnes de choses que j’ai samplé au fil des années, j’ai aussi un bon panel de kits de batteries et j’utilise le logiciel Ableton Live. Généralement je commence avec un break de batterie d’une certaine sorte que je modifie et lisse à ma façon, puis j’en tire une fondation pour le morceau. Je n’ai pas vraiment de processus définitif dans ma façon de travailler, j’essaie simplement de fabriquer quelque chose qui me plaira pendant plus d’un jour, ensuite je construis autre chose par rapport à ça.
En général, tu fabriques les beats et tu poses dessus ou il arrive que certaines lyrics inspirent tes productions ?
Je dirais que 99% du temps je me focalise sur les beats en premier. Je n’ai pas beaucoup écrit avant de me lancer dans Dialogue, la plupart des chansons ont commencé avec un beat. Après j’ai réfléchis à ce que je pouvais faire vocalement pour transformer un beat en chanson. Je crois que je me vois avant tout comme un producteur. Honnêtement, je n’étais pas sûr de pouvoir encore sortir un disque comme celui là, avec uniquement moi comme rappeur sur l’ensemble. Réaliser Dialogue a été, dans un sens, une façon de me prouver que je savais toujours rapper.

"Réaliser Dialogue a été, dans un sens, une façon de me prouver que je savais toujours rapper."

Debmaster, un jeune producteur français, apparaît dans le tracklist. Comment une telle connexion est arrivée ?
Debmaster est vraiment un mec cool, et visiblement assez fan de mon travail. J’ai entendu parler de lui par mon pote Giovanni Marks (aka Subtitle). Gino m’a dit qu’il connaissait un mec qui faisait des beats sonnant comme mes premiers travaux et qu’il était fan de ce que je faisais. Je ne me rappelle plus vraiment comment on est entré en contact la première fois, mais on s’est rencontré en France, on a fait quelques concerts ensemble. J’ai écouté ce qu’il faisait et j’ai été vraiment impressionné. A partir de là, je lui ai dit que je travaillais sur un nouvel album et je lui ai demandé s’il était d’accord pour me donner un beat. Cela a donné Burn. C’est vraiment un producteur éclectique et l’avoir à ses côtés pendant un concert est génial, il a vraiment une incroyable énergie.
Sur Dialogue, tu as aussi collaboré avec Subtitle. Comment avez-vous travaillé ensemble sur ce projet ?
Subtitle vivait à St Etienne à l’époque, alors je lui ai envoyé un mail pour l’informer que je bossais sur un nouvel album et que je voulais un beat de lui. La plupart des gens le connaissent en tant que rappeur, mais il fait aussi des beats complètement dingues. Je lui ai demandé un beat simple que je pourrai diffuser à la radio (ce qui est une requête assez bizarre vu les choses que l’on fait habituellement ensemble). Il m’a envoyé « Sheepish » dont nous sommes tous deux très contents.
En parlant de Subtitle, du nouveau de prévu pour Labwaste ?
C’est dur à dire pour le moment. En fait, on a quasiment réalisé un second album et on a mis quelques morceaux sur la page myspace de Labwaste, mais ce n’est pas comme si les gens cherchaient à mettre de l’argent derrière. De plus, Subtitle est pas mal occupé en faisant des choses pour son label B.E.A.R., tandis que moi je me suis focalisé sur mon disque et maintenant il va y avoir la tournée. Voilà où en est Labwaste à l’heure actuelle. Si quelqu’un veut mettre de l’argent dans un nouveau projet de Labwaste, il y en aura certainement un. D’ici là, Labwaste hiberne en attendant le bon moment pour refaire surface.

"Aujourd’hui tout le monde peut faire un beat qui sonne vraiment lourd, mais cela ne donne pas nécessairement quelque chose de bon."

Sonny Kay, également au tracklist des producteurs, a réalisé la pochette...
En parlant de Labwaste, en fait le label de Sonny Kay (GSL) devait sortir le premier album. Avec le temps, j’aurai préféré que cela se fasse comme ça, mais Subtitle et moi avons été impatients et on a donc emprunté une route différente. Mais j’ai toujours eu beaucoup de respect pour Sonny et ses contributions artistiques aux disques qu’il sort. Beaucoup de disques GSL ont une pochette et un design réalisés par Sonny, je voulais donc qu’il s’occupe de mon album en faisant en sorte de se démarquer des autres sorties Mush et Big Dada. Je pense qu’il a réalisé un travail remarquable et je suis vraiment content qu’il l’ait fait avec tant de volonté.
Dialogue va sortir chez Big Dada et Mush…
Je ne suis en fait pas vraiment signé chez Big Dada. Mon disque a été agréé chez Mush Records par Big Dada (j’espère que dans le futur ils me considèreront comme un bon deal). Le fait que Big Dada ait souhaité participer au projet et mettre son nom derrière a été vraiment excitant pour moi. Ils ont quand même sorti de gros album, comme ceux de Roots Manuva ou Wiley, et plus récemment celui de Speech Debelle qui a remporté le Mercury Prize. Alors avoir mon nom au milieu de ces artistes là, c’est vraiment incroyable. Je ne peux qu’espérer faire aussi bien que mes prédécesseurs.
Tu as entièrement produit l’album de K-the-I ???, un autre rappeur de chez Big Dada. Comment l’as-tu rencontré ? Est-ce grâce à lui que tu as pu te rapprocher de Big Dada ?
On s’est rencontré au SXSW, une conférence sur la musique qui se tient tous les ans dans la ville d’Austin au Texas, lors d’un showcase de Mush Records. Je voyageais avec Bigg Jus qui m’en avait parlé. On a ensuite eu l’occasion de se rencontrer à la fin de nos sets respectifs et il semblait vraiment cool, les pieds sur terre. Robert, le patron de Mush, a décidé que nous pourrions faire un disque ensemble, et ensuite c’est sorti chez Big Dada. Je pense que le fait que l’album de K-the-I ??? ait été bien accueilli par la presse et se soit bien vendu a ouvert la voie pour ma sortie chez Big Dada.
Est ce que l’époque où Mush Records était plus actif te manque ?
Je ne suis pas sûr que cette époque soit révolu, en tout cas si âge d’or il y a eu, cela n’a en rien affecté mes ventes de disques ha ha ! Selon moi, l’âge d’or de Mush a été lorsque Clouddead, Busdriver et Daedelus sortaient tous leurs disques sur ce label. A l’époque, mon premier disque Mush Records sortait et je reçois encore aujourd’hui des compliments dessus, même si il ne s’est pas vraiment bien vendu. Peut être que l’on peut créer un nouvel âge d’or pour Mush Records, et je pourrais ainsi dire fièrement que j’en faisais parti.

"Je n’ai jamais été un grand fan de la musique des autres, ça peut paraître étrange à dire, mais je suis une personne assez insulaire."

Peux tu me parler du mix que tu as réalisé spécialement pour les 10 ans de Mush ?
Pour fêter cet anniversaire, Robert voulait quelqu’un qui réalise deux mixes représentant les 10 ans de sorties. Je crois qu’il a pensé que j’étais l’homme de situation et m’a demandé si je pouvais le faire. Heureusement je maîtrisais pas mal Ableton Live, du coup cela a été plus facile. Il a été très surpris que je puisse prendre des chansons aussi différentes d’artistes bien distincts pour concevoir un mix qui fonctionne bien. Cela a été vraiment un projet très intéressant pour moi, une sorte de challenge.
Tu vas partir en tournée pour la sortie de Dialogue ? Comment tu vas t’organiser sur scène ?
Je vais venir en Europe au mois de décembre. Je suis vraiment excité car j’ai créé un nouveau show pour cette tournée. Je peaufine encore quelques détails, cela devrait se rapprocher du one man show, je manipulerais des beats tout en rimant. Ca devrait être intéressant, personne ne m’a encore jamais vu faire ce que j’ai prévu pour cette tournée !
Quels sont les disques que tu as le plus écouté dernièrement ?
Je n’ai pas vraiment de titre qui me soit resté en tête cette année. Je n’ai jamais été un grand fan de la musique des autres, ça peut paraître étrange à dire, mais je suis une personne assez insulaire. Quand je fais de la musique, je ne veux écouter que ce sur quoi je travaille. Je peux très bien aller en club et entendre quelque chose d’incroyable, une inspiration, mais je n’ai pas vraiment eu de grosse claque. J’ai écouté quelques mixes dubstep assez impressionnants (mon pote Ivan Jahn est mon informateur dubstep), mais c’est à peu près tout.
Que penses tu de l’évolution des productions hip-hop ?
Elles sont devenues impressionnantes, techniquement. Tout est vraiment propre, très lisse. J’ai l’impression que la musique électronique influence de plus en plus les producteurs hip-hop, au détriment de la soul. C’est comme si tout le monde apprenait comment utiliser les différents programmes et matériels audio, sans avoir la compréhension fondamentale de ce qui fait de la bonne musique. Aujourd’hui tout le monde peut faire un beat qui sonne vraiment lourd, mais cela ne donne pas nécessairement quelque chose de bon. Finalement on va tous dans le bon sens, mais il nous reste encore un bout de chemin à parcourir.

Auteur : Alino
Photos : Droits Réservés

myspace.com/thavius

Thavius Beck – Dialogue (Mush / Big Dada)