
Fraser Cooke : « Internet a tué le concept d'exclusivité »
Gamin, le petit Fraser n'avait qu'un seul rêve : voyager.
Un souhait devenu réalité au gré de ses expériences de livreur, coiffeur, DJ, distributeur de labels wear pointus et consécration ultime, directeur du département street culture chez Nike. Un parcours atypique pour une expérience en béton armé, le top niveau en terme de street crédibilité. Pas un hasard si l'équipementier américain à la recherche de ce type de pedigree est venu le débaucher. Ses connexions précieuses dans le secteur et sa connaissance du terrain ont particulièrement joué en sa faveur.
Des premiers street shops européens à Portland, il n'y a qu'un pas. Retour sur un parcours peu commun.
Street Tease : A quelle époque as-tu contracté ton addiction aux street cultures ?
Fraser Cooke : Mon premier contact avec les street cultures, je le dois au skate. Je me rendais à l'école en skateboard. J'étais le genre d'ado que les gens qualifiaient de bizarre, avec mon look américanisé, ma planche et mes sneakers
A la sortie du lycée, je ne savais pas réellement ce que je voulais faire de ma vie. Mais j'étais certain d'une chose : je voulais voyager. Mes parents n'étaient pas très fortunés, je n'ai pas pu faire d'études secondaires et j'ai quitté le foyer familial à 16 ans pour travailler au London Stock Exchange, mon premier job dans un bureau de trade. Je m'occupais du courrier et des livraisons.
Ton initiation aux nouvelles tendances vient de la presse spécialisée...
J'étais déjà intéressé par la musique, le clubbing et la mode. A ma pause-déjeuner, je lisais les magazines de mode et les revues musicales. I-D et The Face venaient de faire leur apparition. Je voyais à travers la presse, que tous ces gens faisaient un métier cool et qu'ils prenaient du plaisir !
Tu as ressenti très tôt ce besoin de changer d'univers, de fréquenter la scène artistique londonienne, à l'époque en pleine effervescence...
A l'époque, je suis devenu pote avec un shop assistant de chez Vidal Sassoon, dans un salon qui coiffait toute la scène club alternative de l'époque. J'ai quitté mon job à la City pour intégrer le salon. Au début, c'était hardcore, je devais convaincre les gens dans la rue de venir se faire coiffer chez nous ! J'ai tenu 3 ans et j'ai démissionné.
« J'étais le genre d'ado que les gens qualifiaient de bizarre, avec mon look américanisé, ma planche et mes sneakers »
Grâce à ce nouveau job, tu as fait des rencontres déterminantes comme celle de James Lavelle, fondateur du mythique label british Mo' Wax (Dj Shadow, Dj Krush, UNKLE...)...
Nous étions au milieu des années 80, c'était le point de départ de la culture hip-hop et de la dance music.Toutes ces choses sont arrivées en même temps et c'était très excitant de pénétrer cette vie nocturne, une période incroyable pour la club culture. Je me suis acheté des platines pour m'initier au turntablism. Plus tard, j'ai fait quelques premières parties pour des soirées Mo' Wax et mon activité de Dj ma permis de commencer à voyager.
A quand remonte ton intronisation dans le streetwear ?
En 1989, j'ai bossé pour Passenger, le premier shop londonien spécialisé dans le street wear. Mon implication a démarré là. Le hip hop était très créatif et servait de locomotive au business naissant. Les premières compagnies sont apparues dans la foulée, Stussy, Freshjive et Fuct.
Je me rendais régulièrement à New York et j'étendais mon réseau dans ce micro milieu. J'étais en relation permanente avec un ami qui bossait pour The Face, en charge de la rubrique "Hype". Il était constamment en recherche de nouveautés et me donnait toutes les infos sur LE dernier tee shirt, LA dernière casquette...
Tu travaillais dans le premier shop exclusivement consacré au streetwear à Londres et tu participais au développement des marques les plus fraîches. A ce moment là, tu t'es découvert une nouvelle spécialité : la distribution de produits. Une discipline dans laquelle ton réseau a fait merveille...
Avant même de le savoir, je suis devenu un distributeur pour toutes ces marques. J'ai également travaillé pour Bond, je vendais des vêtements et des sneakers pour eux. J'ai rencontré la crème de la crème. James Jebbia (fondateur de Supreme ndlr), Eddie Cruz (Undftd), Shawn Stüssy, Lucas Benini de Slam Jam, Michael Kopelman de Gimme Five. J'ai noué de belles amitiés avec tous ces gens et j'ai commencé à distribuer leurs marques. Le streetwear était en plein boom au début des années 90. Pour moi, c'était parfait.
« Internet tue le concept d'exclusivité car tout devient accessible en quelques clics »
A la manière d'un label comme Alife aujourd'hui, tu voulais proposer une alternative assez novatrice pour l'époque, en développant le concept de série limitée, le co-branding. Tu t'es d'ailleurs associé avec Michael Kopelman pour ouvrir ta première boutique ?
Avec Michael, nous n'étions pas satisfaits de la façon dont les produits étaient vendus dans les stores. Hit / Run (puis Hide Out ndlr) a vu le jour en 1997. C'était la première boutique européenne avec une sélection internationale de streetwear. On voulait bosser proprement dans une boutique plus petite avec une vraie sélection.
Nous étions soutenus par I-D et The Face. En plus de New York, j'ai commencé à me rendre au Japon. De ces voyages, on a rapporté des marques comme Bape, Supreme, Gimme 5, Goodenough, Let It Ride...Ma rencontre avec Hiroshi Fujiwara, fondateur de Fragment Design, fut également déterminante.
C'est à ce moment-là que Nike a tenté une approche, d'abord pour collaborer avec la boutique. La marque au swoosh a fini par te faire une offre qui ne se refuse pas, un job sur mesure ?
Ils m'ont proposé de devenir une sorte d'ambassadeur de la marque, dénicheur de tendances. Mon travail consiste également à communiquer avec les niches, à adapter le discours d'une multinationale en fonction de la demande. C'est un privilège de travailler pour cette compagnie et de permettre à des artistes de laisser libre cours à leur créativité. Il y a 5 ans, j'ai déménagé à Portland ou je suis resté un an et demi car j'avais besoin de bien assimiler le fonctionnement de la boite. J'habite maintenant à Tokyo, c'est une ville très intéressante au niveau des styles mais la capitale nippone, en attente de "the next big thing". Il n'y a pas d'endroit parfait. Chaque ville a ses spécificités.
Après quasiment 25 ans d'analyse et de terrain, quel est ton regard sur l'évolution du streetwear, notamment avec l'apparition du net ?
Internet tue le concept d'exclusivité car tout devient accessible en quelques clics. Dans le passé, il fallait être à Londres, New York, Paris... Tu avais besoin de rencontrer les gens. Je crois que rien ne remplace la connexion "physique".
Entretien publié le 10 janvier 2009, dans le Clark numéro 33
Auteur : @FrancoisChe
Photos : The Selby